Prologue


Seule dans sa chambre, le plateau contenant le repas auquel elle n’avait pas touché posé sur sa table, la petite fille pleurait comme elle n’avait jamais pleuré jusqu’à présent. Les larmes chaudes et humides glissaient sur ses joues et la faisaient hoqueter dans le silence pesant du décor empli de dorures et de marbre blanc qui l’entourait. Elle s’était installée dans un coin de sa chambre, les genoux repliés contre sa poitrine dans lequel son cœur la serrait à l’étouffer. Elle ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Tout ce qu’elle savait c’était ce que Mrs Brode, l’intendante au visage toujours sévère, lui avait lancé quelques heures plus tôt. Nanny ne viendrait pas.

 

Lorsque la petite fille avait demandé d’une voix flûtée quand Nanny serait de retour, Mrs Brode avait paru vaguement ennuyée, son regard s’était posé brièvement sur les visages tristes des quelques domestiques, qui pareils à des ombres, s’affairaient autour d’elles pour conserver le lustre et le confort de la maison dans laquelle elles vivaient. Suspendue à ses lèvres, le visage rempli d’une attente impatiente, la petite fille avait guetté la réponse de l’intendante. Finalement, Mrs Brode avait répondu d’un ton sec et sans chaleur que Miss Goer, Nanny, était partie de l‘autre côté. La petite fille l’avait regardé sans comprendre et elle avait insisté, elle voulait savoir quand Nanny serait de retour après sa visite. Mrs Brode avait alors posé un regard impatient sur elle et l’avait envoyée d’un ton péremptoire dans sa chambre. La petite fille n’avait pas osé désobéir. Depuis, elle était ici, assise dans un coin de la pièce et elle attendait le retour de Nanny. Les heures filèrent lentement jusqu’à ce que le jour laisse la place à la nuit et que la petite comprenne que Mrs Brode n’avait peut-être pas menti en disant que Nanny ne reviendrait pas.

 

Elle renifla bruyamment et s’empara de sa poupée aussi joliment habillée de froufrous et de soieries qu’elle-même et avança jusqu’à la lourde porte de sa chambre, soufflant pour en tirer le battant. La petite fille glissa un regard inquiet vers le couloir avant de pousser un petit soupir de soulagement étranglé en le découvrant désert. Rapidement, elle se débarrassa de ses jolis souliers vernis qui avaient l’inconvénient d’être particulièrement bruyants et s’engagea dans la maison. Elle sourit brièvement en sentant la douceur des tapis précieux dans lesquels s’enfonçaient ses pieds.

 

Le visage bouleversé et les joues encore humides des larmes qu’elle avait versées, elle s’engagea dans l’escalier, sa petite menotte agrippa fermement les colonnes qui soutenaient la barre tandis que son autre main tenait celle de sa jolie poupée. La maison était quasi déserte à présent, les domestiques ayant terminés leur service se trouvaient à l’office pour y prendre un repos bien mérité. Elle ne savait pas trop où trouver Nanny mais sûrement que là-bas, quelqu’un pourrait la renseigner. Lui dire où était Nanny. La petite fille renifla à nouveau, ses pieds glissèrent cette fois sur le marbre froid de l’entrée. Elle jeta un petit regard humide vers la porte du grand salon où son papa recevait le plus souvent ses invités et la faisait paraître de temps à autres mais ne s’y attarda pas. Son papa n’était pas là. Ça faisait une semaine qu’il était absent et il lui manquait atrocement. Et voilà que maintenant Nanny aussi manquait à l’appel ! La bouche de la petite fille recommença à trembler, prémices de nouvelles larmes mais elle se força à avancer.

 

Sa petite main tremblait lorsqu’elle poussa la porte de l’office. Un des endroits fermement défendus par Mrs Brode. Si l’intendante s’en apercevait, elle serait à coups sûr consignée dans sa chambre dont la porte serait cette fois fermée à clef. Mais cette pensée, aussi effrayante soit elle, n’arrêta pas la petite fille, elle poussa la porte de toutes ses forces et tomba presque au milieu de l’office.

 

Elle arriva au milieu du repas des domestiques, tous assis autour de la grande table sans faire de manières, le verbe haut et la voix dépourvue du ton mesuré qu’elle devait, elle, adopter à table les rares fois où on l’autorisait à prendre la parole. Elle approcha timidement, se rendant compte que pris, dans leur conversation et leur repas, aucun des convives ne l’avait encore aperçue. « Pauvre Amy. Disait justement d’un air apitoyé l’une des femmes de chambre, celle qui faisait son lit. Si c’est pas pitié à cet âge ! »

La petite fille dressa l’oreille. Amy ! C’était le prénom de Nanny, elle le savait bien !!

« Parait que le livreur qui l’a renversée est dans tous ses états ! » S’exclama un autre.

 

La petite fille sentit son cœur s’affoler en l’entendant. Nanny renversée ! Nanny blessée peut être ! Rassemblant tout son courage elle avança d’un pas et s’éclaircit la voix, serrant sa poupée contre elle.

« Quand Nanny revient ? » Demanda-t-elle.

Un silence consterné lui répondit et elle croisa les regards apitoyés des domestiques. En voyant leurs mines, la petite fille comprit que quelque chose de grave s’était produit.

« Où Nanny ? » Demanda-t-elle sans maîtriser le tremblement de ses lèvres.

Une petite bonne jeta un regard aux autres et se leva avec agacement avant de se pencher sur elle avec un gentil sourire.

« Allons Miss Elizabeth c’est pas une heure pour vous promener dans la maison, encore moins ici. Regardez votre jolie robe va être toute sale … »

 

C’en fut trop pour la petite fille qui fondit en larmes.

« Je veux juste Nanny… Nanny où est Nanny ? »

La chambrière soupira, elle la prit dans ses bras et revint s’asseoir avec elle.

« Tu devrais pas faire ça Gracie… Commenta un des hommes.

- Et quoi ? La renvoyer et la laisser pleurer ?

- Si Mrs Brode s’en aperçoit… »

Gracie haussa les épaules d’un air désinvolte et serra un peu plus Elizabeth qui séchait lentement ses larmes.

« Nanny revient quand ? Demanda-t-elle encouragée par la gentillesse de la bonne. Nanny malade ? »

Gracie soupira lourdement et prit une voix douce pour lui répondre, une voix aux inflexions qu’Elizabeth avait appris à détester parce que c’était celle que prenaient toujours les gens lorsqu’ils lui parlaient de sa maman.

« Miss. Votre Nanny. Elle reviendra pas. Les anges sont venus la chercher. » Expliqua Gracie avec maladresse.

 

Elizabeth ouvrit de grands yeux et Gracie soupira, redoutant les larmes inévitables qui allaient arriver. Aussi fut elle surprise par l’explosion de colère de la petite fille.

« Mais moi je veux pas !!! Les anges sont méchants, méchants, méchants !!! »

La cuisinière se signa rapidement, ses bonnes joues rouges détonnant au milieu de son visage bouleversé.

« Oh Miss Elizabeth il faut pas dire ça. C’est pas bien, les anges sont gentils au contraire, ils emmènent les gens dans un endroit très beau et ils y sont très très heureux.

- Mais ils reviennent jamais ceux qu’ils prennent ! Et ils ont déjà ma maman ! Pleura Elizabeth. Ils ont pas besoin de Nanny puisqu’ils ont Maman. »

Gracie la regarda avec impuissance et jeta un regard autour d’elle pour y trouver l’aide dont elle avait besoin.

« Je veux Nanny. » Pleurnicha Elizabeth.

 

La cuisinière soupira et se leva pesamment avant de revenir déposer un grand verre de lait chaud devant la petite fille.

« Allons Miss Elizabeth. Vous mettez pas dans un état pareil. Vous voulez que votre Nanny soit contente non ?

- Oui. Renifla Elizabeth.

- Et bien elle l’est. Soupira-t-elle. Elle est avec les anges et maintenant et bien elle aussi c’en est un … Comme votre maman. »

Elizabeth la regarda avec tristesse et comprit que Mrs Brode n’avait pas menti. Nanny ne reviendrait pas comme sa maman qu’elle n’avait jamais connue.

« Elle avait promis qu’elle resterait toujours avec moi…

- Oh Miss Elizabeth, lui en voulez pas. C’est pas sa faute. Murmura Gracie d’un ton apitoyé.

- Ça c’est sûr c’est plutôt au livreur qu’il faut s’en prendre. Lâcha un jeune coursier.

- Timmy !! S’exclama la cuisinière. Si c’est pour dire des horreurs tu ferais mieux de sortir de ma cuisine ! Allez du balai ! »

Elizabeth se mit à trembler et comprit vaguement que les anges et le livreur avaient œuvrés ensemble pour faire partir Nanny. Au moment où elle ouvrait la bouche pour poser une nouvelle question, la porte s’ouvrit à la volée, créant la panique chez les domestiques.

 

Gracie poussa une exclamation étouffée tandis que, le visage sévère, Mrs Brode s’approchait d’eux.

« Miss Elizabeth Swann !! Que faites-vous ici ? Voulez-vous bien sortir de là ce n’est pas un endroit pour vous !! Et vous ? Dit-elle en s’adressant à Gracie. Où avez-vous donc la tête en prenant cette enfant sur vos genoux comme si c’était une petite bonne !!

- Je cherchais Nanny… S’exclama Elizabeth en pleurant.

- Je vous l’ai dit Miss Elizabeth, Miss Goer ne reviendra pas alors c’est inutile de vous mettre dans un état pareil. Filez dans votre chambre ! »

 

Gracie soupira et reposa doucement Elizabeth.

« Allez obéissez Miss Elizabeth. »

Elizabeth tremblante, baissa la tête et avança vers la porte sous les regards gênés et apitoyés des domestiques, elle la poussa en reniflant et eut juste le temps d’entendre les derniers mots de Mrs Brode.

« Quand à vous ma fille … Vous êtes renvoyée, faites vos affaires et je vous remettrais vos gages. Et ne comptez pas sur ma recommandation. »

Elizabeth s’immobilisa et des grosses larmes roulèrent sur ses joues. Étouffée, la voix de Gracie lui parvint néanmoins, contrainte et résignée.

« Oui Madame.

- Qu’avez-vous donc dans la tête !! Explosa Mrs Brode avant de sortir, rejoignant Elizabeth dans le hall.

- C’était pas sa faute. Tenta la petite fille. Je voulais juste savoir où était Nanny… Elle … Elle a dit qu’elle était avec les anges et avec maman. » Continua-t-elle.

 

Mrs Brode soupira lourdement et la prit par la main, la traînant presque.

« Avec votre maman rien que ça !! Qu’est-ce que ces domestiques qui ne connaissent pas leur place !

- Elle va revenir alors ? Tenta Elizabeth d’une petite voix.

- Non. On vous en trouvera une autre, je m’en occuperais dès demain. Quand à vous, séchez vos larmes ! On a pas idée de se mettre dans un tel état pour une domestique. » Déclara Mrs Brode d’un ton désapprobateur où perçait le mépris.

Elizabeth baissa les yeux et refoula les paroles rebelles qui lui venaient à l’esprit.

« Vous êtes une Lady Miss Elizabeth, pas une fille des rues. Vous n’avez rien à faire avec ces gens-là, tachez de vous en souvenir et de ne pas faire honte à votre pauvre père qui a déjà tellement de soucis. Principalement à cause de vous et de votre conduite. » Ajouta Mrs Brode, ce qui fit naître de nouvelles larmes dans les yeux d’Elizabeth.

 

Sans y prêter attention, l’intendante la poussa dans sa chambre.

« Dormez maintenant et j’espère qu’à l’avenir vous saurez adopter l’attitude qui convient ! » S’exclama Mrs Brode qui referma la porte à clef derrière elle.

Elizabeth, seule, renifla à nouveau avant d’avancer vers son lit. Elle se coucha toute habillée, sans comprendre ce qu’il y avait de mal dans le fait de pleurer parce que Nanny n’était pas là. Nanny n’était pas une domestique. C’était Nanny et elle s’occupait d’elle depuis toujours. Et maintenant Mrs Brode lui disait qu’elle aurait une autre Nanny. Mais c’était pas une autre qu’elle voulait ! C’était Nanny !!! Le cœur empli de chagrin, Elizabeth ferma les yeux et songea qu’elle détestait ces anges qui lui prenaient tous ceux qui étaient gentils avec elle et ne lui rendaient jamais. En larmes, la petite fille se promit de plus jamais les laisser faire, elle ne savait pas encore comment mais un jour elle trouverait, quand elle serait plus grande. Sur cette pensée, la petite fille à peine âgée de cinq ans sombra dans le sommeil.


                                                                                                                           Chapitre 1


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