Deux ans plus tard.
Jack était à présent un homme.
Les années passées à bord du Wincked Wench l'avait endurci.
Les premiers temps n'avaient pas été faciles, la dernière entrevue qu'il avait eue avec son père lui avait laissé beaucoup de cicatrices tant sur le plan moral que physique. Jack n'était jamais parvenu à oublier les derniers mots que Grant lui avait dits avant de le projeter contre l'armoire. Cet épisode lui avait également laissé des séquelles physiques. Une grande cicatrice violacée barrait à présent sa tempe gauche, elle s'étendait jusque sous son cuir chevelu et témoignait de la violence avec laquelle il avait été battu. Personne n'était au courant. Jack dissimulait cette marque sous le bandana qu'il avait pris à son père avant de partir, il trouvait ironique que ce dernier serve à dissimuler le cadeau d'adieu laissé par Grant. Mais ce n'était pas la seule conséquence du geste irréfléchi de son père. Il y en avait une autre, beaucoup moins anodine. En effet, depuis ce choc il n'était pas parvenu à retrouver sa démarche d'antan, aussi donnait il toujours l'impression d'être un peu ivre. Cette nouvelle particularité ainsi que sa propension à parler quand il serait préférable de garder le silence lui avait attiré pas mal d'ennuis au sein de l’équipage. Et s'il s'en était toujours sortit indemne, ou presque, il le devait plus à son intelligence qu'à son adresse de bretteur.
En effet sur ce plan, Jack faisait le désespoir de son mentor, le capitaine Linley, qui l'avait pris sous son aile le premier jour. Ce dernier voyait bien que Jack avait les capacités suffisantes pour faire un bon escrimeur mais le jeune homme n'y mettait aucun cœur, aucun feu, se contentant de parades simples mais efficaces. Ce que Linley ignorait, ce qu'ils ignoraient tous, c'est que Jack ne pouvait pas voir une épée sans penser à son père : le forgeron. Les années passant, il en était arrivé à la conclusion que si sa famille avait volé en éclats et que sa mère les avait quittés, c'était surtout à cause de Grant. Pour Jack, l'ardeur que son père mettait dans son travail, le temps qu'il passait à la forge au lieu de s'occuper de sa mère avait conduit celle-ci à cesser de l'aimer avant de finalement les quitter. Il en avait développé une quasi aversion pour les armes et leur maniement et cela d'autant plus que Jack répugnait à verser inutilement le sang. Toutes ces particularités faisaient de lui un être à part pour ses compagnons de voyage qui ne l'appréciaient guère.
Jack se préoccupait peu de ce que les autres pensaient de lui, il réalisait son rêve d'enfant. Il naviguait, visitait des contrées qu'il n'aurait pas crues possibles et surtout il oubliait peu à peu ou du moins il essayait. Malgré leurs fréquents voyages dans les eaux européennes, Jack n'avait jamais tenté de retrouver sa mère ou sa sœur, préférant considérer qu'elles étaient mortes comme il l'avait affirmé à Linley. Du reste c'était tout comme, en l'abandonnant sa mère l'avait rayé de sa vie tout comme son père l'avait fait un peu plus tard. La seule différence c'est que dans le cas de son père c'était lui qui était parti. Sa peine devant l'abandon de sa mère s'atténuait lentement mais en revanche les paroles prononcées par son père revenaient souvent le hanter. Le soir lorsqu'il montait la garde dans le nid de pie alors que tout était silencieux sur le navire, il avait parfois l'impression de les entendre à nouveau : « mon unique enfant. » Comme un continuel rappel du passé et de la solitude qui était la sienne. Il se demandait souvent ce qu'était devenu son père. Ressentant alors les morsures des regrets les plus amers, il essayait d'imaginer ce que son père avait éprouvé en découvrant sa disparition. Il était parti si vite, sans un geste, sans même un mot d'adieu, finalement Jack avait fait comme Karolina il avait abandonné son père qu'il n'avait jamais cherché à revoir. Du reste ils avaient peu navigué dans les Caraïbes préférant les Indes ou encore Singapour.
Mais le souvenir de Grant venait souvent le tarauder et au plus profond de la nuit, lorsque le sommeil le fuyait, tous les visages oubliés le jour, ceux de son père, de sa mère et même le visage enfantin de sa petite sœur revenaient à la charge. Ces heures d'insomnie où Jack se trouvait seul face à lui-même, il les haïssait du plus profond de son âme. Ses souvenirs les plus heureux se trouvaient entachés d'un arrière-gout d'amertume à mesure qu'il découvrait ce qu'il n'avait pas compris avant, par peur d'affronter la réalité sans doute. Jack revoyait le visage heureux de sa mère lorsqu'elle revenait du port les mois qui avaient précédé son départ. A l'époque il avait été si content de voir à nouveau sa mère rire, chanter, et n’avait pas prêté assez attention à la mine sombre qu'elle affichait en présence de Grant. A mesure que Jack réalisait l'étendue de sa naïveté, il rangeait ses idées d'enfant, ses illusions sur le mariage, l'amour, dans un coin de sa tête, comme de vieux jouets cassés remisés au fond d'un coffre qui serait destiné à prendre la poussière. Chaque jour il construisait un peu plus son armure, inexorablement, sans même s'en rendre compte. Chaque jour, l'enfant qu'il était disparaissait un peu plus et laissait la place à un homme profondément blessé qui n'avait pas conscience de l'être.
Ce jour-là, Jack était à la barre, tâche qu'il aimait par-dessus tout et à laquelle Linley l'assignait de plus en plus souvent, attisant malgré lui le ressentiment du restant de l'équipage envers le garçon. En effet certains marins voyaient d'un mauvais œil ce gamin de dix-sept ans à peine diriger un navire où ils n'étaient que des manœuvres auxquels on accordait pas d'importance particulière, tant ils étaient interchangeables. Jack, inconscient de leurs regards furibonds ou s'en moquant pas mal, tenait la barre d'une main ferme, la caressant inconsciemment. Il aimait plus que tout ce navire, le Wincked Wench était devenu son refuge, sa maison. A son bord il avait l'impression qu'il pouvait aller partout où il le voulait même si c'était faux. En vérité leur destination était soigneusement établie par la compagnie des Indes. Mais du haut de ses dix-sept ans, Jack n'en avait pas conscience, pas encore. Il fut tiré de sa rêverie par un de ses compagnons, un des rares qui l’appréciaient.
« Alors petit où nous emmènes tu cette fois ? L’interrogea avec un gentil sourire William Turner que tout le monde appelait Bill.
- Vers le royaume d’Angleterre. » Répondit fièrement Jack.
Bill sourit en entendant ces mots, enfin il allait revoir celle qu'il aimait et avec qui il espérait pouvoir se fiancer, la douce Mérédith.
« Ah cette nouvelle me fait plaisir Jack ! »
Jack lui lança un petit regard amusé, Bill avait beau avoir plus de dix ans de plus c'était l'homme avec lequel il s'entendait le mieux à bord du navire à l'exception de Linley.
« Aurais-tu une fille à voir ? lui demanda t'il avec un sans gêne qui arracha un éclat de rire à Bill
- Une fille ? Non pas une fille mon gars ! Je vais voir la femme la plus douce et la plus charmante du monde celle que je compte bien épouser, si elle veut de moi ! S’enflamma Bill.
- Oh... » Se borna à répondre Jack.
A cet instant ils furent interrompus par les rires moqueurs d'un des autres marins.
« Laisse le Turner le petit peut pas comprendre ça il s'intéresse pas aux filles ! Qui sait il aime peut être les hommes ou alors peut-être qu'il peut pas et qu'il est un eu, eu… commença t'il.
- Eunuque, lui souffla un compère.
- Ouais c'est ça un eunuque, » se moqua-t-il de plus belle.
Bill jeta un petit coup d'œil inquiet vers Jack, cette plaisanterie revenait de plus en plus fréquemment ces derniers temps. Et certains hommes allaient même jusqu'à chuchoter que le jeune homme offrait ses faveurs au capitaine ce qui expliquait le traitement privilégié qui était le sien selon eux. Bill, qui connaissait bien le capitaine et Jack, savait qu'il n'en était rien tout comme la plupart des matelots, mais en mer une réputation allait plus vite à se faire qu'à se défaire, ce qui l'inquiétait pour son jeune ami.
Jack les entendit et leur décocha un grand sourire moqueur.
« Je vous rassure les amis tout va très bien à ce niveau là ! En revanche, toi… dit il en lançant un regard vers celui qui l'avait traité d’eunuque, j'ai entendu la rouquine avec qui tu étais allé la dernière fois dire qu'elle avait failli s'endormir pendant que tu la besognais. Serais tu un eunuque mon ami ? » Lui demanda-t-il en ouvrant de grands yeux innocents.
En l'entendant, les hommes d’équipage les plus proches éclatèrent de rire aux dépends du premier, pendant que Jack le regardait avec ironie.
« Alors réponds ! Tu vois bien que nous voulons tous savoir ! »
L'homme, énervé, saisit Jack par le col et commença à serrer.
« Fait attention à toi sale petit rat, le capitaine sera pas toujours là pour te protéger. »
Avant que Bill n'ait eu le temps d’intervenir, le capitaine Linley s'approcha. Il saisit l'homme et l'écarta vivement de Jack.
« Et bien que se passe t'il ici ? demanda t'il d'un ton sévère.
- Rien capitaine, déclara l'homme d'un ton piteux en jetant un regard emplit de haine vers Jack
- Alors retourne à ton poste et vite ! »
Une fois qu'il se fut éloigné, le capitaine se tourna vers Jack et lui parla à mi-voix.
« Ecoute petit, je vais te demander de faire quelque chose pour moi.
- Oui Capitaine quoi donc ? l'interrogea Jack.
- Ce soir nous ferons escale dans un port, je veux que tu prennes cet argent, lui dit-il en lui glissant une bourse dans la main. Avec ceci tu vas aller à terre et t'offrir une fille, celle que tu veux peu importe mais arrange toi pour que tout l'équipage soit au courant et te voit avec elle, tu comprends ?
- Mais… commença Jack.
- Ecoute mon gars, je ne connais pas tes gouts dans cette matière et je m'en moque mais si tu veux avoir la paix, prends une fille, couche avec elle et arrange toi pour leur montrer que tu es un homme. Ainsi, ce genre de scènes ne se reproduira plus.
- Bien, je ferais ce que vous dites dans ce cas. » Se soumit Jack avec appréhension.
En vérité Jack se méfiait des femmes, une séquelle laissée par l'abandon de sa mère et de plus il ne voyait pas l'intérêt de perdre du temps avec elles. Lorsqu'ils étaient à terre il se bornait à écumer les tavernes et à boire du rhum en attendant avec impatience l'heure du départ. Bien sur les filles venaient souvent le solliciter, attirées par son physique agréable qui les changeait des clients habituels mais Jack ne voyait pas l'intérêt de payer pour ça, il préférait boire. Du reste, son unique amour et seule maitresse était la mer et il était heureux comme ça. Le soir venu, le jeune Jack se rendit donc dans une taverne avec ses compagnons. Tout en buvant son rhum, le sourire facile comme toujours, il détailla les filles qui lui lançaient des regards aguicheurs .Au bout d'un moment, il en repéra une, blonde et assez jolie. La fille ne semblait pas plus âgée que lui et était moins fardée que ses collègues. Jack, détestant ce qu'il faisait, s’approcha d'elle. A la grande surprise de ses compagnons, il fit signe à la fille de fille et celle-ci lui lança un sourire déjà usé.
« Oui mon chéri, que veux-tu ? »
Jack grimaça légèrement en l'entendant l'appeler de la sorte mais se reprit rapidement, il la jaugea et lui répondit.
« A ton avis ? »
La fille le prit alors par le bras sans dire un mot et l'entraina dans une chambre à l'étage. Un peu embarrassé au départ, Jack prit rapidement de l’assurance alors qu’il trouvait instinctivement les gestes qui plairaient à la fille. Lorsque tout fut fini, ils ressortirent de la chambre sous les regards amusés des compagnons de voyage de Jack. Ce dernier se tourna vers la fille dans l'intention de la payer mais elle l'arrêta d'un geste.
« Non mon mignon pour toi c'est gratuit et si tu reviens me voir ça le sera encore. » Lui dit-elle avant de l'embrasser à pleine bouche.
Jack lui fit un grand sourire tandis que, sans attendre sa réponse, elle s'éloignait vers un nouveau client. Il se tourna ensuite vers ses compagnons qui le regardaient avec un respect nouveau et lui offrirent à boire en lui demandant de raconter ses exploits. C'est qu'il avait dû se montrer particulièrement habile pour que la fille lui fasse cadeau de ses charmes ! Jack le sourire éclatant, raconta avec feu son expérience et en rajouta un peu sachant que c'était ce qu'ils attendaient de lui, tandis qu’au fond de lui-même il réalisait avec amertume qu'il ignorait jusqu'au prénom de cette fille avec laquelle il venait de faire l'amour. Continuant à boire avec les autres, il se rendit compte qu'ils l'avaient enfin accepté comme l'un des leurs. C'est alors qu'il vit la fille avec il était avant monter avec un nouveau client, l'air désinvolte et il se rendit compte que pour elle connaitre ou non son prénom n'avait aucune importance. Tandis qu’il prenait conscience de ces deux choses, Jack eut un petit sourire cynique qui repoussa encore un peu plus loin l'enfant qui s'entêtait à rester blotti au fond de lui, tout contre ses rêves et idéaux. Après cette nuit lorsqu'il descendrait à terre il ne se contenterait plus de boire sa chopine de rhum. Il leva les yeux pour contempler un bref instant l'horizon comme si celui-ci avait lancé un appel que seul lui avait pu entendre puis leva son verre à la santé de ses compagnons et commença ainsi une longue nuit parmi ceux qui l'acceptaient enfin.
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