Cela faisait désormais plus de trois mois qu’Elizabeth était emprisonnée dans l’abbaye où l’avait envoyée Lord Beckett. La jeune femme voyait les jours s’écouler avec désespoir et se demandait de plus en plus souvent si elle n’allait pas devenir folle à force de subir le traitement de sa geôlière. Chaque jour était une nouvelle occasion pour la femme de brimer et d’humilier celles qu’elle appelait « ses pauvres brebis égarées » et Elizabeth subissait plus souvent qu’à son tour les punitions diverses et variées que la femme avait inventées.
La jeune femme n’en pouvait plus des leçons incessantes sur le devoir des jeunes filles de garder le silence et d’obéir à leur mari tout comme des longues stations agenouillées sur la pierre froide de la chapelle où l’on exigeait d’elles qu’elles prient pour le pardon de leurs péchés. Elizabeth n’avait jamais été attirée par la religion mais celle-ci lui faisait désormais horreur tout comme la plupart des choses qu’on tentait de lui enseigner ainsi que ses compagnes. En effet, elle avait vite découvert que ces dernières, loin d’être soudées face à l’abusive Supérieure de l’abbaye, pratiquaient joyeusement la délation, souriant de plaisir lorsque l’une d’entre elles recevait un blâme pour un délit mineur, qu’il soit réel ou inventé. Elizabeth fuyait donc autant que possible la compagnie des autres prisonnières et préférait se réfugier dans ses souvenirs d’un bonheur tellement lointain qu’elle doutait parfois qu’il ait réellement existé.
La nonne chargée de leur dispenser la leçon abattit sèchement sa main sur la table d’Elizabeth et cette dernière posa sur elle un regard agacé.
« Au lieu de rêvasser levez-vous Elizabeth. Et dites à vos compagnes quels sont les devoirs d’une épouse envers son mari. » Exigea-t-elle.
Elizabeth jeta un regard autour d’elle et rencontra les yeux malveillants de ses compagnes dont certaines souriaient déjà d’anticipation. Le visage de la jeune fille se durcit et elle se retourna vers la nonne avec un sourire ironique.
« Et pourquoi ne parlerait on pas des devoirs que les maris ont envers leurs femmes ? Suggéra-t-elle en observant du coin de l’œil le visage de ses compagnes se couvrir d’une hypocrite consternation.
- Ne soyez pas insolente ma fille. Le fait que vous soyez plus âgée que vos compagnes ne vous autorise sûrement pas à tenter de souiller leurs âmes avec vos stupidités. »
Elizabeth sentit une colère irraisonnée et incontrôlable monter en elle tandis qu’elle répondait.
« En quoi est-ce stupide d’espérer devenir autre chose qu’une esclave tout juste bonne à écarter les cuisses pour qu’un homme puisse la prendre et la soumettre à son désir ? Rétorqua-t-elle avec fougue.
- Cette fois ça suffit Elizabeth. La coupa sèchement la femme. Avancez au milieu de la pièce. Ordonna-t-elle en se saisissant d’une baguette de bois souple.
- Non. Répondit Elizabeth en la fixant. Vous n’avez aucun ordre à me donner.
- C’est-ce qu’on va voir. » Rétorqua la femme en la saisissant par le poignet.
Elizabeth se dégagea d’une bourrade et releva ses jupes. Elle s’élança sans hésiter dans les couloirs sombres du vieux bâtiment et courut à perdre haleine. Elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où elle allait mais elle continua pourtant à courir, à peine consciente des cris d’alerte de la nonne. Les poumons en feu, Elizabeth poussa résolument la porte de bois menant aux jardins et laissa échapper une exclamation soulagée en sentant l’air frais de l’extérieur sur sa peau. Elle inspira à long traits et savoura la parcelle de liberté qu’elle venait de retrouver avant de reprendre sa course folle dans le parc, se dirigeant vers les hauts murs qui entouraient la prison. Elle courut jusqu’à ces derniers et s’immobilisa au pied du mur de pierre, l’esprit entièrement occupé par le besoin urgent de s’évader. Sans réfléchir aux conséquences possibles d’une fuite, Elizabeth commença à escalader le mur, sourde aux hurlements de la nonne qui lui ordonnait de s’arrêter.
Elle était parvenue au milieu de son ascension lorsqu’une voix froide et coupante l’arrêta net
« Que pensez-vous faire Elizabeth ? Croyez-vous pouvoir simplement vous enfuir ? » Lui demanda la Supérieure de l’abbaye que les cris avaient alertée.
Les yeux brouillés par les larmes, Elizabeth resta suspendue sur le mur, ses doigts agrippant farouchement la pierre froide.
« Voulez-vous condamner votre père Elizabeth ? Continua la femme. Dois-je écrire à Lord Beckett que vous préférez vos désirs égoïstes au bien être de celui qui vous a élevée ? »
Elizabeth laissa échapper un cri de rage et de désespoir mêlés en entendant la mise en garde de la femme qui continua.
« Descendez de ce mur immédiatement Elizabeth.
- Non. Répondit la jeune femme d’une voix tremblante.
- Vous ne me laissez pas le choix. » Rétorqua la femme d’une voix froide.
Tandis qu’Elizabeth se retournait brièvement pour faire face à son ennemie, elle sentit des mains d’acier se refermer sur ses chevilles et la tirer vers le bas pour la ramener sans douceur à l’intérieur du parc. Folle de rage, Elizabeth hurla avant de se retrouver plaquée au sol, le corps lourd de l’homme d’entretien sur le sien.
« Lâchez-moi !!! Hurla-t-elle. Je ne veux pas rester ici !! »
La Supérieure la fit taire d’une gifle et la releva sans douceur.
« John, maintenez la je vous prie et ramenez la à l’intérieur. » Ordonna-t-elle.
L’homme taciturne lui adressa un hochement de tête et releva Elizabeth. Il la traîna à l’intérieur du bâtiment sous les regards curieux de ses compagnes.
Une fois à l’intérieur, Elizabeth se retrouva projetée sur une litière et poussa un cri de désespoir en sentant des fers se refermer sur ses poignets et ses chevilles.
« Sortez maintenant. Ordonna la supérieure à l’homme qui obéit une fois de plus sans un mot
- Laissez-moi !! » Hurla Elizabeth sans pouvoir se retenir, ses défenses s’abaissant brusquement devant son désespoir.
La Supérieure ne parut pas l’entendre et se tourna vers le groupe de jeunes pensionnaires qui regardait avec froideur la jeune fuyarde se débattre.
« Voyez donc les ravages d’une éducation permissive sur un jeune esprit. Regardez notre sœur ! Le démon cherche à s’emparer d’elle, les hors la loi au contact desquels son père l’a imprudemment laissé ont perverti son âme… Notre devoir est d’aider Elizabeth à revenir dans le chemin de Dieu. »
Elizabeth s’immobilisa brutalement à ses paroles et regarda la religieuse avec haine.
« Vous êtes folle !! »
Les autres pensionnaires forcées secouèrent la tête en adoptant une hypocrite dévotion et la nonne qui dispensait le cours ce matin-là fit un pas en avant, poussant devant elle une jeune fille à la mine fausse.
« Révérende Mère. Anna a quelque chose à vous dire. »
La Supérieure se tourna vers la fille qui baissa la tête et mima l’embarras et la soumission.
« Parlez Anna. Qu’avez-vous à nous dire ? »
Une brève lueur mauvaise brilla dans les yeux de la jeune fille et elle prit la parole.
« C’est embarrassant ma Mère.
- Parlez. Dieu sait reconnaître les justes. »
Anna prit une grande inspiration et se tourna brièvement vers Elizabeth, une lueur cruelle dans les yeux.
« Elle a tenté de pervertir mon âme.
- Quoi !!!! S’indigna Elizabeth. Mais c’est faux !!!
- Silence ! Ordonna la Supérieure en assénant une nouvelle gifle à Elizabeth sous le regard satisfait de son accusatrice. Comment s’y est-elle pris ma fille ?
- Elle, elle est venue dans ma chambre le soir, et elle s’est mise toute nue… Commença la fille sous les hoquets outrés des autres filles. Elle, elle a dit que, que c’était comme ça que les femmes avaient du plaisir. Continua-t-elle d’une voix tremblante de larmes. En se touchant et en s’embrassant. »
Elizabeth poussa un cri outré et se débattit à nouveau, comprenant instinctivement que l’accusation était grave.
La Supérieure ne lui accorda pas un regard et fixa Anna.
« Et qu’avez-vous fait ma fille ?
- Je l’ai refusée ma Mère. Je lui ai expliqué que ce n’était pas Dieu qui insufflait ce genre de désirs charnels mais le démon. Expliqua la jeune fille avec un air vertueux.
- Mais elle ment !!! S’exclama Elizabeth. C’est elle qui rend visite aux filles !!! Dites-le vous autres !! Dites-le !! » Hurla-t-elle à ses compagnes.
La Supérieure se tourna vers ces dernières qui baissèrent la tête.
« Combien d’entre vous ont été visitées ?
- Moi… Déclara une toute jeune fille. Mais j’ai dit non ma Mère.
- Et qui a tenté de vous pervertir ?
- Elizabeth, elle a dit qu’elle, qu’elle avait besoin de caresses comme celles que les hommes lui dispensaient. Répondit-elle en rougissant. Mais j’ai refusé de me soumettre ma Mère.
- Lorsque je lui ai demandé d’énoncer les devoirs d’une épouse envers son mari elle a répondu que les hommes avaient des devoirs envers les femmes. Intervint la nonne qui dispensait les leçons. Je crois qu’elle parlait de la luxure… » Souffla-t-elle en se signant rapidement.
Anéantie Elizabeth se laissa retomber sur le lit, le cœur au bord des lèvres devant ce que les filles suggéraient.
« Une tribade… Murmura la Supérieure dont les mots attirèrent des gémissements horrifiés de la part des pensionnaires. Mais nous ne laisserons pas le démon la posséder !!! Dieu nous a envoyé Elizabeth pour que nous la remettions sur Son chemin. Déclara-t-elle avec emphase.
- Lord Beckett n’est pas Dieu !! Hurla Elizabeth, révoltée.
- Blasphème. Soupira la femme. Je crains qu’il ne faille recourir à d’autres moyens pour forcer le démon à la laisser en paix….
- Quoi !! S’affola Elizabeth en tirant nerveusement sur ses liens, brusquement inquiète.
- Sœur Anne Marie. Faites sortir nos jeunes innocentes. Ordonna la Supérieure avant de se tourner vers Anna. Vous avez bien fait de refuser ma fille et vous avez résisté à l’ignoble tentation. Dieu vous accueillera parmi les siens.
- C’est mon plus cher vœu ma Mère. » Répondit Anna avec un léger sourire avant de se retirer avec ses compagnes.
Une fois les pensionnaires parties, la Supérieure se tourna vers Elizabeth avec un air de dégoût.
« Voilà donc comment vous avez réussi à dissimuler votre impureté. Lord Beckett m’avait toutefois avertie de vos vices.
- Il ment !!! Ils mentent tous !!! Les seules caresses que je désire sont celles de mon fiancé !! » Cracha Elizabeth.
La Supérieure secoua la tête d’un air navré et se dirigea vers le fond de la pièce.
« Vous ne me laissez pas le choix ma fille. Le démon doit être vaincu. Votre beauté vous a poussée sur le chemin de la luxure telle une malédiction. Il faut purifier votre sang et votre esprit. Annonça la femme en ouvrant d’un geste sec la robe d’Elizabeth.
- Non !!!! Non !!! » Hurla cette dernière, affolée par la lueur des yeux de la fanatique.
La Supérieure fit mine de ne pas l’entendre et prit un linge qu’elle trempa dans l’eau glacée avant d’en frictionner sans douceur la peau nue d’Elizabeth qui poussa un gémissement de détresse. Une fois cette opération terminée, la femme s’empara d’un grand bocal rempli d’eau et en sortit des bestioles grouillantes qu’elle déposa à même la peau d’Elizabeth.
« Dieu fasse qu’elles vous aident ma fille puisque la prière est insuffisante. » Déclara-t-elle tandis qu’Elizabeth poussait un hurlement en sentant les dents minuscules des sangsues se refermer sur sa peau et cherchaient à aspirer son sang.
La Supérieure prit son temps. Elle positionna les animaux un par un tandis que des larmes de peur et d’humiliation roulaient sur les joues d’Elizabeth.
« Je prierais pour votre âme. » Annonça-t-elle avant de sortir, la laissant seule et recouverte des immondes sangsues.
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Elizabeth ne sut jamais combien de temps dura sa torture. Elle perdit la notion du temps au bout de quelques jours de ce traitement. Les appositions des sangsues se succédaient les unes aux autres et l’affaiblissaient peu à peu. Allongée seule dans la pièce toujours obscure et sans fenêtres elle passa des heures à hurler, brisant sa voix à force de peur et de chagrin. La Supérieure venait souvent la voir et lui dispensait ses tortures avec une joie mauvaise tandis qu’Elizabeth se raccrochait au souvenir de Will pour ne pas devenir folle.
Au bout de quelques jours, les fers lui furent enlevés sans qu’elle s’en rende compte, la jeune femme étant à présent trop faible pour tenter de s’enfuir ou de se révolter contre le traitement qui était prétendument pour son bien. Le bouillon pauvre qu’on lui apportait en guise de nourriture ne suffisait pas à combler les pertes de sang régulières de la jeune femme et elle finit par passer ses heures assise dans un coin de la pièce, prostrée et à peine capable de se lever pour s’éviter de rester dans ses excréments.
Finalement, un matin, la porte s’ouvrit sur la religieuse et Elizabeth nota d’un œil terne que cette dernière tenait une lettre dans sa main.
« Il est arrivé ceci pour vous. Elle est de votre père. »
A ces mots, Elizabeth sentit une flamme se réveiller en elle et elle tendit un bras décharné en direction de la femme, tremblant à la fois d’épuisement et d’impatience à l’idée que, peut-être, la lettre contiendrait des nouvelles de Will. La Supérieure la lui tendit sans un mot, et Elizabeth déplia la feuille, aveugle au sourire satisfait qu’arborait la femme.
La jeune femme poussa un hurlement brisé en lisant les premiers mots de son père.
Ma chère Elizabeth,
Je suis au regret de t’annoncer que malgré tous mes efforts William Turner a été pendu hier matin… Le procès a été équitable mais les charges qui pesaient sur lui étaient trop importantes pour que le juge puisse faire preuve de clémence et je …
« Will. Gémit Elizabeth, hoquetant sous la force de ses sanglots.
- C’est la justice de Dieu qui s’applique ma fille. Lui répondit la Supérieure. Soyez heureuse que Lord Beckett ait fait preuve de clémence en vous offrant une chance de réparer vos fautes et en vous guidant vers le droit chemin. »
Elizabeth ne répondit pas, ses larmes roulaient sur ses joues sans qu’elle puisse les retenir. Will était mort, son forgeron, son pirate, l’homme qu’elle aimait était mort, pendu comme un vulgaire criminel pour avoir agi de manière juste.
« Non… non Will… pas lui, pas lui…. Hurla Elizabeth, folle de chagrin.
- Plus rien ne peut vous détourner du chemin à présent. Répondit la Supérieure. Ne voyez-vous pas que le destin vous offre une chance ? Repentez-vous et laissez nous vous éduquer pour remplir le destin qui a toujours été le vôtre.
- Mon destin était d’épouser Will. Murmura Elizabeth d’une voix brisée.
- Si tel avait été le cas, Dieu aurait béni votre union. Rétorqua la femme en sortant. Cessez de lutter. »
Une fois seule, Elizabeth serra la lettre contre elle, se berçant instinctivement tandis qu’elle laissait échapper sa peine. Will était mort. Et avec lui c’étaient tous ses rêves et ses espoirs qui disparaissaient… Elle n’avait résisté que parce qu’au fond d’elle, elle pensait que Will s’échapperait, qu’il viendrait la sauver comme il l’avait toujours fait et qu’ils pourraient être ensembles comme il se devait. Mais cela n’arriverait jamais. La Supérieure avait raison. Il était inutile de lutter, inutile de continuer à se battre pour un bonheur qui n’arriverait jamais.
A demi étouffée par les sanglots et épuisée par les traitements qu’elle avait subis, Elizabeth se laissa glisser dans une salutaire inconscience. Will était mort et le monde semblait soudain avoir perdu le peu de lumière qu‘il avait encore…
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