Irlande….1878,
Virginia remonta le chemin escarpé avec vivacité, les joues rouges de colère devant l'insensibilité dont faisait preuve Agnès. Sans se préoccuper du froid elle courut vers la falaise, perdue, ne sachant ce qu'elle venait y faire et serrant dans ses doigts gourds la liasse de documents qu'elle avait mis près de huit ans à rassembler et qui avait causé la dispute avec sa sœur.
Virginia avait écrit partout, économisant des pièces par ci par là pour envoyer ses requêtes, cherchant désespérément à reconstituer l'histoire que lui avait racontée William Turner. Lorsque le jeune homme avait disparu, elle avait tout d'abord pensé qu'il s'était moqué d'elle, qu’il avait inventé une histoire d'amour improbable pour l'amadouer et avait repris le chemin de sa maison après avoir vu le soleil se coucher. Puis elle s'était souvenue du goût des lèvres de William sous les siennes, de la froideur de sa peau, de la cicatrice qui barrait son torse. Et elle s'en était voulu. Comment avait-elle pu le traiter comme elle l'avait fait, lui assenant qu'il était un égoïste alors qu'il était mort pour sa bien-aimée ? Il n'était pas responsable du fait que cette Elizabeth soit manifestement amoureuse du Pirate !
Échevelée elle avait fait demi-tour et courut vers la falaise, cherchant à apercevoir le navire de William. Elle était restée là jusqu'à bien après la tombée de la nuit, les yeux la piquant à force de scruter l'horizon, le cœur lourd de son incroyable stupidité. C'était John qui l'avait trouvée et l'avait ramenée chez eux. Ce soir-là, Virginia leur avait raconté l'histoire de William et ils avaient ri. Ils s'étaient moqués d’elle et l’avaient traitée d'idiote de croire des choses pareilles. Alors Virginia avait commencé à chercher la vérité, la preuve que l'histoire était vraie. Elle savait où Agnès et son mari rangeaient les économies qu'ils réussissaient à faire grâce à leurs cultures et, peu à peu, elle avait pioché dans la caisse pour financer ses recherches. Et ce matin. Alors qu'elle avait enfin réussi à trouver les preuves qu'elle cherchait, Agnès lui était tombée dessus et l’avait traitée de voleuse.
La scène avait été terrible… Agnès l'avait giflée à la volée et l’avait insultée de tous les noms bassement vulgaires qu'elle connaissait, prétendant qu'elle avait ruiné l'avenir de ses enfants par son égoïsme. Virginia serra les poings et se demanda une fois de plus comment sa sœur pouvait avoir le cœur aussi sec. Comment pouvait-elle se soucier d'argent alors que des histoires d'amour aussi tragiques que celle de William et de ses amis étaient possibles ? Mais finalement Virginia se moquait des insultes de sa sœur. Dans ses mains se trouvaient tous les documents d'époques, archives de Port Royal dans les Caraïbes, récit de voyageurs, qui elle l'espérait, allait lui en apprendre plus sur le capitaine qui lui avait volé un baiser…
Les mains tremblantes d'émotion, Virginia ouvrit le paquet et commença à lire. Les noms étaient les mêmes, celui de Jack Sparrow revenait le plus souvent. Un livre de légende de pirates disait qu'il était mort deux fois ou peut être trois, un autre prétendait qu'il était immortel. Virginia feuilleta les pages et s'immobilisa net en découvrant un dessin. Les yeux écarquillés, elle examina le visage de celle qu'on disait s'appeler Elizabeth Swann, fille unique du gouverneur, morte en mer après avoir déshonoré sa famille en rejoignant une bande de pirates. Virginia découvrit la blondeur pas si innocente, le pli volontaire de la bouche, les yeux dans lesquels brillait la rébellion. Elle était belle songea-t-elle avec une pointe d'amertume avant de se reprendre. Bien sur l'héroïne se devait d'être belle ! Elle chassa Elizabeth de son esprit et finit par trouver un nouveau dessin, représentant Jack Sparrow cette fois. C'était visiblement un portrait destiné aux autorités mais même si l'auteur était médiocre, Virginia apprécia les traits bien dessinés du pirate et fut un instant fascinée par son regard dans lequel brillait la même étincelle que dans celui d'Elizabeth Swann. Ces deux-là étaient pareils, deux esprits libres voulant vivre à leur convenance alors que William était tout autre. William, le William qu'elle avait rencontré, n'était que douceur, tristesse et bonté.
Virginia reposa le portrait de Jack Sparrow, certes le pirate était envoûtant mais il n'avait pas cette tendresse qu'irradiait William. Un moment Virginia songea à l'enfer que ça avait dû être d'aimer Elizabeth Swann pour le jeune capitaine. Bien sûr Elizabeth était belle et William avait le cœur tendre mais son amour n'était qu'un leurre puisqu'il avait cessé. Avec un soupir Virginia se leva, sure à présent que l'histoire de William était vraie comme elle était sure qu'elle devait l'attendre. Après un long moment, elle reprit le chemin de sa maison, prête à affronter Agnès et sa colère.
Autre monde, 1880,
Bill posa la main sur l'épaule de son fils et soupirant devant sa mélancolie. Ça faisait maintenant dix ans qu'il était ainsi et Bill sentait confusément que la propriétaire du livre écorné qu'avait trimbalé son fils durant une décennie n'y était pas étrangère.
Will se retourna et afficha l'air las qui était maintenant le sien. Le même que lorsqu'il s'obligeait à visiter Elizabeth lorsque celle-ci était encore en vie.
« Où vas-tu débarquer fils ?
- Nulle part, je n'ai nulle part où aller, rien qui me fasse envie … » Mentit Will en caressant négligemment le coffre que lui avait remis Elizabeth.
Longtemps, il avait cru que le fait d'être éloigné de son cœur avait causé l'érosion de ses sentiments pour sa femme, mais il réalisait à présent que non. Il avait aussi compris que Jones avait menti toutes ses années durant lesquelles il avait prétendu ne rien ressentir. Même sans son cœur, le poulpe avait dû continuer à aimer sa Calypso. Tant que le cœur battait, tant que le cœur vivait, les sentiments existaient aussi, en sommeil, attendant le bon moment pour se réveiller et faire souffrir. Les dix premières années de sa mission avaient été les plus difficiles pour Will. Chaque jour il pleurait la perte de son Elizabeth et rêvait de retrouver sa douce peau satinée, d'entendre à nouveau sa voix mélodieuse. Il avait souffert d'amour dix ans durant peut être même plus. Puis, ça c'était arrêté. Il n'avait plus rien ressenti pour Elizabeth, pas plus que pour son fils et il s'était dit que la cause en était le fait de ne plus avoir de cœur. Ce qui était parfaitement logique. Et il l'avait cru. Jusqu'à Virginia.
Ça faisait dix ans à présent qu'il souffrait, dix ans qu'il avait pour seul souvenir la sensation des lèvres douces de Virginia sous les siennes, de son corps mollissant dans ses bras tandis qu'elle s'abandonnait. Virginia. Elle était tout ce qu'Elizabeth malgré sa bonne volonté n'avait jamais pu être. Elle était fidèle, elle avait un cœur noble et le sens de l'honneur. Elle ne rêvait pas de pirate et de nuit de noce. Elle était pure, aussi pure qu'il avait longtemps cru que l'était Elizabeth. Will serra les poings en pensant à la jeune femme. Il la désirait. Il voulait sa douceur, sa jeunesse, sa beauté. Il aurait voulu passer sa vie dans sa petite maison dans la lande, vieillir auprès d'elle, lire ses livres, élever leurs enfants, être heureux comme jamais il n'aurait pu l'être auprès d'Elizabeth. Mais tout cela lui était interdit. Il ne pouvait pas retourner la voir même s'il avait passé les vingt dernières années à penser à elle, à sa beauté, à sa fraîcheur Il ne voulait pas qu'elle l'attende, il ne voulait pas qu'elle souffre…
Dans le coffre, son cœur se mit à battre à coup redoublés tandis que Will songeait avec amertume qu'elle s'était sûrement mariée à présent, qu'elle avait trouvé son grand amour. Il envia cet homme plus qu'il n'en avait jamais envié aucun autre de toute sa longue existence. Virginia était un cœur pur, un trésor et qu'elle soit mariée ou non il n'avait pas le droit de revenir vers elle. Parce qu'il voulait son bonheur même si c'était avec un autre, même s'il devait se consumer sur place de jalousie, même si l'envie de la revoir le dévorait depuis qu'il l'avait quittée. Will soupira, il se sentait ridicule. Il était tombé amoureux d'une fille qu'il avait vue deux jours dans son existence et dont il avait goûté une fois les lèvres.
Bill interrompit ses pensées maussades.
« C'est cette fille ?
- Il n'y aucune fille.
- Tu sais bien que si, tu as le même air que lorsque tu te languissais d'Elizabeth.
- Ne les compare pas ! Ce que je ressens pour Virginia n'a rien à voir … elle n'a rien de commun avec ma femme. Lâcha Will. Elle est pure, désintéressée et croit au grand amour.
- Alors pourquoi ne vas-tu pas la voir ?
- Parce que je n'en ai pas le droit ! Vois-tu, la malédiction du cœur de Jones ce n'est pas de ne plus rien ressentir, c'est de ne plus avoir de cœur à offrir. C'est pour ça qu'il était si aigri. Malgré tous ses efforts, malgré le fait de s'être arraché le cœur, Jones n'a jamais pu oublier Calypso. Que le cœur soit loin ou non n'y change rien, sa proximité fait juste souffrir encore plus. Car il rend les sentiments plus vivaces. Finit Will, les yeux humides.
- Alors tu te sacrifies encore …
- Je ne peux pas aller vers elle. Je n'ai pas de vie à lui offrir. Une rencontre, une fois tous les dix ans. Comment pourrais-je lui demander ça ?
- Tu l'as fait avec Elizabeth.
- Et elle en a souffert, Virginia ne mérite pas ça … » Murmura Will en regardant le soleil disparaître à l'horizon.
De l'autre côté il le savait, c'était l'aube et le soleil se levait sur la lande où vivait Virginia. Elle l'était là, à portée de main, telle qu'il l'avait rêvée durant ces dix années mais il ne pouvait pas la revoir. Il ne pouvait la laisser s'attacher à lui et la condamner à une vie d'attente. Avec un soupir de regret, Will se dirigea vers sa cabine, se sentant plus maudit que jamais …
Lande Irlandaise, 1880
Elle était au sommet depuis le milieu de la nuit et son châle suffisait à peine à la protéger du froid. Elle avait attendu ce jour depuis des années, peut-être même toute sa vie durant. Aujourd'hui était le jour de liberté du Capitaine du Hollandais Volant. Elle le savait, elle avait lu toutes les légendes, les mythes, les rapports. Une journée à terre contre dix ans en mer. William franchirait la barrière qui sépare les mondes aujourd'hui et elle serait là.
Virginia soupira. Ce soir elle lui demanderait de l'emmener avec elle. Depuis la fameuse histoire des économies, ses relations avec sa sœur et son beau-frère s'étaient distendues et elle se sentait souvent comme une étrangère dans leur demeure. John et Agnès ne comprenaient pas ses rêves et plusieurs fois ils lui avaient suggéré de trouver un mari au lieu de passer son temps à rêver d'un inconnu qui lui avait raconté une belle histoire. Ses neveux et nièces ne songeaient déjà qu'au mariage et aux avantages que ce dernier leur procurerait, aucun d'entre eux ne se posait la question de l'amour et Virginia savait que John trompait sa sœur à tour de bras. Une fois elle avait abordé la question avec Agnès, cherchant à protéger sa petite sœur d'une cruelle désillusion, mais cette dernière l'avait remise à sa place. Elle avait dit que John avait des besoins qu'elle ne pouvait ni ne voulait assouvir mais que pour le reste il était un mari aimant, dévoué et travailleur. Agnès n'en voulait pas plus, elle laissait volontiers à Virginia l'illusion du grand amour et des passions débridées.
Les pensées de Virginia s'interrompirent net en voyant les premiers rayons du soleil illuminer l'horizon. Un sourire aux lèvres, elle scruta la mer et chercha à apercevoir la chaloupe qui ramènerait William. Elle avait tant de choses à lui dire, tant d'excuses à lui faire, tant d'amour à lui offrir.
Elle attendit toute la journée, refusant de quitter la mer des yeux, persuadée que William viendrait malgré ce qu'il lui avait dit. Il fallait qu'il vienne. Agnès vint la voir une fois, avant de repartir après lui avoir lancé un regard chargé de pitié. Virginia s'en moquait. Elle devait voir William, lui parler, connaître à nouveau cette sensation de vertige qui l'avait envahie lorsqu'il l'avait embrassée.
Le soleil se coucha, semblant se diluer dans l'océan, et des larmes roulèrent sur les joues glacées de Virginia. Il n'était pas venu. Les yeux encore brouillés par les larmes, la jeune femme sortit en tremblant un parchemin qui racontait l'histoire du vaisseau fantôme. Le Hollandais Volant avait pour mission de guider les âmes mortes en mer jusqu'à leur dernière demeure, c'était ce que William lui avait dit, une charge éternelle.
Virginia referma soigneusement son livre et le posa sur le rocher à ses côtés. Puisque William n'était pas venu à elle, elle irait à lui. La femme jeta un dernier regard d'adieu vers la maison d'où s'échappait des volutes de fumée, la prévenant que le repas serait bientôt prêt puis elle avança jusqu'au bord de la falaise.
« Je ne t'ai pas oublié William… » Murmura Virginia avant de sauter dans le vide, projetant son corps au milieu des vagues déchaînées…
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