Singapour,
Son non bai tho au large bord soigneusement vissé sur sa tête afin de couvrir autant que possible son visage trop aisément reconnaissable, Elizabeth Turner, le capitaine Elizabeth Turner, progressait doucement entre les sampans qui envahissaient la baie de Singapour. La jeune femme pagayait lentement, son œil attentif guettant les lampions de lumière qui lui permettaient de se diriger dans le réseau compliqué des habitations flottantes. Un sourire froid se forma sur ses lèvres lorsqu’elle reconnut ce qu'elle venait de passer les derniers mois à chercher : L’Empress. Sa jonque, quoiqu'on en dise.
Redoublant de prudence, elle s'approcha autant que possible. Elle laissa ses yeux s'habituer à la semi pénombre de la nuit singapourienne puis examina le pont de la jonque. Elle décompta trois hommes et son sourire froid s'accentua : pour un mutin, Tai Huang n’était pas très prudent. Elizabeth consacra quelques minutes à observer la rotation du tour de garde puis se rapprocha très lentement jusqu'à coller son sampan à la coque de la jonque.
Sans attendre plus longtemps, la jeune femme attrapa le cordage qu'elle avait repéré et se hissa silencieusement à bord. Ses pieds eurent à peine touchés le pont qu'un cri en chinois s'éleva, la jeune femme n'eut pas besoin de traduction pour comprendre que le garde l'invectivait. Elizabeth, agacée, leva les yeux au ciel et se traita mentalement d'imbécile pour avoir à ce point sous-estimé Tai Huang, erreur qui lui avait déjà coûté son navire une fois. Sans l'ombre d'une hésitation elle prit son pistolet et tira en direction de l'homme. Dédaignant les sommations d'usage, elle l'abattit d'une balle entre les deux yeux. L'arme toujours à la main, elle s'élança dans sa direction et passa à côté du corps du marin sans ressentir de remords à l’idée de se savoir responsable de sa mort. Elle était depuis trop longtemps dans la piraterie et les mois précédents avaient été suffisamment difficiles pour qu'elle ne s'émeuve pas d'un mutin abattu.
Un cercle de pistolet l'accueillit et Elizabeth grinça des dents, elle avait espéré être discrète.
« Elizabeth Swann vous ici ! » Ragea Tai Huang qui l'avait reconnue dès l'instant où il avait aperçu la longue tresse blonde qui pendait dans le dos de la jeune femme.
Elizabeth plissa les yeux de rage avant d'ôter lentement le non bai tho qui dissimulait son visage.
« Tu voulais sûrement dire Seigneur Swann ? Ironisa-t-elle à l'adresse du second félon. Ou encore " capitaine" ? »
Tai Huang manqua de s'étrangler en l'entendant.
« Vous n'êtes plus capitaine de L'Empress, ragea t‘il. Si vous l'avez été un jour... L'Empress est mien, quittez mon bâtiment ! » Ordonna t'il en faisant signe à ses hommes.
Elizabeth avança d'un pas dans sa direction, sa main se crispa sur son pistolet avant qu’elle se force à négocier : se faire tuer ne lui apporterait rien.
« JE suis capitaine. Lui asséna-elle. Sao Feng lui-même m'a désignée avant de mourir. »
Tai Huang la regarda avec haine et il porta la main à son pistolet, prêt à faire ce dont il rêvait depuis que Feng avec introduit l'étrangère à bord mais son second, Fa Phon, le saisit brutalement par le bras.
« C'est la femme du Hollandais Volant, lui rappela t'il. Et nous sommes en mer. »
Tai Huang se crispa et desserra sa prise. Le second avait raison, mieux valait éviter de se débarrasser d'elle tant qu'elle était sur le navire. Il n'avait pas envie que son âme une fois morte n'aille raconter au capitaine du Hollandais Volant qu'il l'avait tuée et attire ainsi sur eux la colère de l'immortel capitaine. Il réfréna donc son envie meurtrière et répondit d'une voix chargée de haine.
« Vous n'avez rien à offrir à l'Empress ou à son équipage, Elizabeth. Moi si. Ils ont voté et m'ont élu capitaine. Partez. » Ordonna t'il.
Les yeux d'Elizabeth se plissèrent de satisfaction. L'homme avait fait la réponse qu'elle attendait. Sans bouger, elle adressa un sourire froid à Tai Huang.
« Et si on laissait l'équipage décider ?
- Ils l'ont déjà fait. Répondit Tai. Vous n'avez rien à proposer qui vaille qu'on vous suive.
- C'est là où tu te trompes Tai. J'ai quelque chose à offrir. »
L'homme ricana et détailla son corps avec complaisance, son regard laissait clairement entendre que c'était là tout ce que la jeune femme pouvait avoir à offrir. Elizabeth s'en aperçut et le rejoignit. Elle lui adressa un sourire sans joie.
« Je te laisse la vie sauve si tu me rends le commandement dès maintenant. » Déclara-t-elle d'une voix forte.
En l'entendant, les hommes d'équipages échangèrent des sourires tandis que Tai éclatait de rire devant son assurance.
« Bien sûr.. » Marmonna Elizabeth qui s’attendait à ce genre de réaction.
Sans se démonter, elle s'approcha encore de Huang, un sourire désagréable aux lèvres.
« Si je me rappelle bien tes hommes et toi appartiennent au plus offrant non ? » Demanda-t-elle à mi-voix.
Tai Huang ricana.
« Oui, mais vous ne l'êtes pas. » Répondit-il sur le même ton.
Elizabeth sourit à nouveau tandis que l'équipage suivait leur conciliabule avec curiosité. La jeune femme s'en avisa et tourna le dos à Huang, leur faisant face à nouveau.
Sans paraître s'apercevoir de leurs airs moqueurs, elle prit la parole d'une voix forte.
« Comme vous le savez, Sao Feng a fait de moi le capitaine de cette jonque avant de mourir. Voilà pourquoi je me trouve devant vous aujourd'hui. »
A cet instant, Elizabeth marqua une pause et sourit avec ironie devant les visages goguenards qu'arboraient les pirates sous l'impulsion de Tai Huang. Elizabeth ne laissa pas à ce dernier le temps de reprendre la parole.
« Je disais donc que c'était pour honorer la volonté du Seigneur Feng que je me trouve ici. Pour ça et parce que j'ai besoin de L'Empress et de son équipage pour aller rendre visite à un homme, qui, si mes informations sont exactes nous conduira tout droit au " Feu de Glace". Annonça t'elle, triomphante. Je pense qu'il est inutile de vous expliquer ce qu'est ce joyau ? » Ajouta t'elle.
Un long silence succéda à ses paroles et les renégats s'entre regardèrent. Elizabeth ne leur accorda pas plus d'attention et se retourna vers Tai Huang, un sourire aimable aux lèvres.
« Désirez-vous que nous leur demandions qui a le plus à offrir et que nous procédions au vote? » Lui demanda t'elle, sûre de sa victoire.
Vert de rage, Tai Huang s'inclina à regrets, sachant que rien de ce qu'il pourrait offrir ne pourrait rivaliser avec ce qu'elle venait de sous-entendre.
« Ce ne sera pas nécessaire.......... Capitaine. » Ajouta t'il sans se donner la peine de dissimuler sa répugnance.
Elizabeth le toisa avec froideur.
« Excellent choix Tai Huang. Occupe-toi de débarrasser ma cabine du fatras qui l'encombre et de faire disparaître ça. » Ordonna t'elle en désignant le corps du malheureux qui avait donné l'alarme.
Tai Huang se raidit devant le ton employé et s'inclina avec raideur, dans un effort visible.
« Oui Capitaine. »
Les coins des lèvres d'Elizabeth se retroussèrent en un sourire cynique et elle le toisa avec dégoût.
« Ne perds pas de temps à discuter Tai Huang, je suis lasse et pressée de me reposer. Occupe t'en pendant que je vais donner le cap à l'homme de barre. »
Sans attendre de voir si ses ordres seraient suivis, Elizabeth tourna les talons et le planta là, consciente qui si elle voulait obtenir et surtout conserver le commandement de la jonque il fallait qu'elle se fasse respecter, ce qui passait obligatoirement par la force avec un équipage tel que celui de l'Empress.
C'est donc pour cette raison qu'elle prit son temps pour répondre lorsque, moins d'une heure après son ultimatum, Tai Huang se manifesta pour l'avertir que sa cabine était prête.
« Votre cabine est prête. Annonça-t-il en s’inclinant à regret.
- Votre cabine est prête Capitaine Swann Turner. Le reprit-elle avec un sourire sadique. Pas « capitaine » ou « Elizabeth ». Me suis-je bien fait comprendre Tai Huang ?
- Oui Capitaine Swann Turner, ragea Tai Huang sous un vernis de feinte politesse.
- Parfait. Sourit froidement Elizabeth en se dirigeant vers la cabine. A présent veille à ce que je ne sois pas dérangée. Je vous donnerais notre cap au fur et à mesure. Pour l’instant cap au nord est.
- Nord ? S’étonna Tai.
- C’est-ce que j’ai dit il me semble. » Rétorqua Elizabeth d’un ton qui ne souffrait aucune discussion.
Tai grinça des dents sous la rebuffade et lui jeta un long regard haineux avant de sortir, la laissant seule dans la cabine.
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Une fois installée, Elizabeth laissa échapper un long soupir de soulagement et songea brièvement qu’il lui faudrait se méfier du second. L’homme était sans nul doute assez retors pour lui planter un couteau dans le dos à la première occasion ou du moins d’essayer. Avec un soupir las, elle se débarrassa de son couvre-chef ainsi que du lourd manteau de cuir noir et des guêtres qui l’accompagnaient. Elle savoura la caresse de la fine chemise de soie verte qu’elle portait, celle-ci lui arrivait à mi-cuisse et laissait apparaître ses jambes d’une manière que ses connaissances d’antan eurent trouvée indécente mais qu’elle trouvait quant à elle confortable.
Une fois à demi nue, Elizabeth se laissa tomber sur le lit massif qui occupait une bonne partie de l’espace de la pièce et sur lequel Sao Feng avait vainement tenté de la traîner avant de trouver une fin aussi subite que tragique. Malgré sa fatigue, l’esprit d’Elizabeth la ramena à nouveau à Tai Huang… Elle hésita un instant à s’en débarrasser avant d’admettre avec un soupir que cela ne serait pas la meilleure chose à faire pour s’attirer les bonnes grâces de l’équipage. Il faudrait donc être prudente et ne pas se laisser doubler par le pirate dans sa quête.
En effet, il était vital à ses yeux de trouver le « Feu de Glace », une pierre légendaire que l’on disait constituée d’un centre aussi rougeoyant que des braises chaudes entouré de glaces éternelles d’où elle tirait du reste son nom. Cependant ce n’était pas sa rareté qui intéressait la jeune femme mais plus le fait qu’on lui prêtait des vertus magiques. Vertus magiques que convoitait Calypso et qu’Elizabeth projetait d’utiliser comme monnaie d’échange contre la liberté de Will.
Elle avait entendu parler de la pierre six mois plus tôt, alors qu’elle tuait sa solitude dans une taverne mal famée de l’île où elle avait passé sa nuit de noces. C’était un vieux marin qui en avait parlé, l’un de ces hommes à la peau aussi tannée que le cuir de ses bottes à force de vivre en mer. Là il avait raconté une curieuse légende qui n’avait que moyennement intéressée la jeune femme jusqu’à ce que son oreille distraite n’entende le nom de Calypso. Elle s’était alors rapprochée tandis que l’homme continuait son récit, expliquant qu’un homme de sa connaissance avait vu le « Feu de Glace » que la nymphe convoitait tellement. Il avait ensuite expliqué que son ancien compagnon était devenu fou après cela mais qu’il se souvenait parfaitement de l’endroit où elle était. Intéressée, Elizabeth avait laissé les autres se disperser avant de s’approcher de l’homme pour lui poser des questions auxquelles il avait répondu avec réticences, inquiet à l’idée qu’une femme aussi jeune et jolie se lance dans cette quête dangereuse. Elizabeth avait écarté d’un geste toutes ses mises en garde et s’était lancée corps et âme dans cette nouvelle aventure.
Elle s'était donc résolue, la mort dans l'âme, à dissimuler le cœur de Will, consciente que l'aventure dans laquelle elle s'apprêtait à s'engager comportait trop de risques pour qu'elle puisse être certaine de la sauvegarde du cœur de son époux. Une fois la cachette trouvée, Elizabeth avait repris la mer, bien décidée à récupérer sa jonque, volée par Tai Huang durant sa nuit de noces. Cela lui avait pris plus de temps qu'elle ne l'avait espéré. Elle avait en effet eu la malchance d'être reconnue par un homme de la Compagnie des Indes et arrêtée. Elizabeth grimaça à ce rappel de sa mémoire et frotta inconsciemment la marque boursouflée en forme de P qui ornait à présent le bas de son dos, souvenir de son séjour dans les geôles de la Compagnie. Elle y avait passé un mois. Elle avait eu l'impression que cela avait duré un an.
En vérité, elle avait craint de ne jamais s'en sortir vivante jusqu'à ce qu'elle ne réussisse à s'enfuir, à la faveur d'une étourderie de son gardien qui avait payé cette dernière de sa vie. Ce meurtre avait eu raison des derniers scrupules qu'Elizabeth aurait pu encore nourrir, tout comme les semaines passées en prison. Elle avait été marquée comme pirate, elle avait été torturée, battue et insultée. Les hommes n'avaient pas eu pitié d'elle. Elle n'aurait pas pitié d'eux, pas plus des soldats que des pirates mutins de son navire. Elle se crispa à ces souvenirs et ses doigts effleurèrent à nouveau les sillons blancs laissés par le fouet des soldats sur sa peau. Le médecin sorcier qui l'avait soignée lui avait dit que les marques s'estomperaient mais ne disparaîtraient jamais totalement, quand à la marque des pirates, il n'avait rien pu faire, elle resterait à jamais gravée dans sa peau. Elizabeth soupira et se demanda un instant ce que son pauvre papa penserait de ça puis secoua la tête pour chasser ces tristes pensées.
Comprenant qu'elle ne trouverait pas le sommeil, Elizabeth se leva et alla jusqu'au grand miroir rempli de poussières qui traînait dans un coin de la pièce. Hésitante, elle passa ses doigts sur la surface lisse puis observa son reflet. Elle avait changé. Avec un sourire sans joie, Elizabeth se retourna à demi et regarda la marque de son dos, à présent surmonté du cygne prêt à s'envoler qu'elle avait fait tatouer quelques jours plus tôt dans une échoppe sinistre de Singapour. Elle se demanda fugacement ce que Will penserait de ce dernier et retourna pesamment jusqu'à son lit, se laissant bercer par les oscillations de l'Empress qui avait quitté la baie de Singapour. Sûre à présent de ne pas réussir à dormir, la jeune femme étendit une carte devant elle, se concentrant à nouveau sur son but : trouver le "Feu de Glace" pour sauver Will. Elle suivit du doigt la route qu'ils devaient emprunter et qui les conduiraient jusqu'en Chine, aux confins du territoire de Mistress Ching, jusqu'au petit village de bord de mer où vivait l'homme qui avait vu le "Feu de Glace".
Elizabeth soupira lourdement, l'entreprise était risquée, l'homme de la taverne avait été suffisamment convainquant pour qu'elle en soit consciente. Mais si cela lui offrait une chance d'être réunie à Will avant le terme fixé, elle était prête à tout tenter. Après tout, elle n'avait rien d'autre à faire depuis le départ de Will et hormis les quelques rêves qu'elle nourrissait encore et dont le jeune homme faisait partie, plus grand chose à perdre. Les yeux clos, Elizabeth imagina ses retrouvailles avec son mari, la maison reculée qu'ils habiteraient, les enfants qui viendraient. Tous ces rêves qu'elle nourrissait depuis si longtemps. Mais pour que ceux-ci deviennent réalité, elle n'avait pas le choix, elle devait réussir à trouver ce que Calypso convoitait. Et elle y arriverait. Quel que soit le prix qu'elle aurait à payer pour ça. Sur cette pensée, Elizabeth ferma résolument les yeux mais sa main se referma toutefois sur son petit poignard, sûre ainsi d'être prête au cas Tai Huang commettrait l'erreur de se mutiner dès la première nuit...