Après l’épisode des Caston et leur tentative pour entrer dans la vie d’Elizabeth et de son père, la vie suivit son cours ordinaire, la petite fille grandissait au rythme des livres de pirates et des récits de leurs batailles sanglantes. Plus le temps passait, plus Elizabeth enviait les pirates et la liberté dont ils semblaient jouir. Bien sûr elle n’était pas sans ignorer que la plupart des adultes qu’elle fréquentait, y compris son père, estimait que les pirates qu’elle admirait tant n’étaient que des hors la loi qui méritaient de finir leurs jours en prison ou pire encore, quoi qu’elle avait du mal à se représenter ce qui est pouvait être pire que d’être enfermées pour des personnes aussi amoureuses de leur liberté.
Elle se passionna longtemps pour les aventures de Laura Smith, s’imagina à la barre de la redoutable Fleur de la Mort à la place de la redoutable capitaine pirate, traversant tempêtes et ouragans sans le moindre dommage tandis que les officiers ou navires commerçants qu’elle croisait lui abandonnaient invariablement leurs cargaisons sans combattre, impressionnés par la prestance de cette petite Lady devenue pirate. Elle avait résolu le problème que les autres pirates aurait pu lui poser en découvrant l’existence du droit de pourparlers qui aidait à résoudre les conflits éventuels par une saine discussion d’où, bien entendu, elle sortait invariablement gagnante.
Son intérêt pour les pirates la poussa également à porter plus d’attention aux leçons de géographie dispensées par Mlle Woods et elle découvrit ainsi les lieux exotiques qui peuplaient ses lectures. La préceptrice était du reste ravie et agréablement surprise par les questions que lui posait la petite fille sur les différents pays mais également les sept mers du globe. Elizabeth s’intéressait aussi aux cours de langue française que lui dispensait la préceptrice et regrettait seulement que le sujet des conversations qu’elles avaient dans cette langue ne soient que ceux touchant aux usages et à la bienséance et donc difficilement utilisables en cas de rencontre avec un pirate français mais Elizabeth comptait aussi sur le fait que ce dernier parle anglais et la comprenne. Cependant si Elizabeth progressait à grand pas dans les domaines qui lui paraissaient avoir un rapport même lointain avec le monde de la piraterie il en allait tout autrement pour ceux qui la ramenaient au présent et à ses devoirs de petite fille riche dont le père occupait une place de plus en plus importante dans la bonne société Londonienne.
Ce jour-là, Elizabeth était fort contrariée. Étroitement serrée dans l’une des affreuses robes vertes de Mrs Brode, il lui semblait que l’intendante choisissait à dessein cette couleur, sachant qu’elle ne la flattait pas, la petite fille descendit vivement le grand escalier de la maison et soupira intérieurement à l’idée du déjeuner interminable qui l’attendait avec ses grands-parents maternels. En effet, Alice et Charles, conquis par les récits imagés que Michael et Eliza leur faisaient des Indes avaient finalement dépassé leurs préjugés sur « ce pays de sauvages » et avaient décidé d’entreprendre le long voyage menant à leur fils.
Elizabeth s’avança donc sans joie vers le salon et se prépara à de nouveaux adieux, le cœur encore serré au souvenir du départ de sa chère Miss Asst. En effet, un peu plus de six mois plus tôt soit peu après la tentative de Violet Caston pour se faire épouser, Miss Asst était entrée dans la chambre d’Elizabeth, une expression gênée sur le visage mais les yeux brillants. Rien qu’à son expression, Elizabeth avait compris que le jour qu’elle redoutait était arrivé et que sa nurse allait la quitter. Elle s’était forcée à ne pas pleurer, se répétant qu’aucun de ses livres ne décrivait un pirate en larmes après le départ de sa nurse mais elle avait finalement éclaté en sanglots lorsque Miss Asst était venue lui faire ses adieux et avait noué étroitement ses petits bras autour du cou de la nurse sous le regard désapprobateur de Mrs Brode. En effet, comme l’intendante le lui avait dit après le départ de Miss Asst, une Lady ne se donnait pas en spectacle et n’exposait pas son chagrin comme Elizabeth venait de le faire devant tous les domestiques.
La sensation d’une peau fine et parcheminée contre la sienne ramena Elizabeth au présent et elle salua rapidement sa grand-mère qui la retint un peu plus longtemps que d’ordinaire contre elle. Finalement Charles et Alice la libérèrent et Elizabeth prit sa place sur le sofa de la maison, les mains jointes et le dos bien droit comme Mrs Brode la forçait à le faire.
« Alors c’est décidé, vous partez. Commenta platement Weatherby.
- Et bien plus rien ne nous retient ici mon cher. Répondit Charles.
- Enfin mis à part notre chère Elizabeth. Corrigea doucement Alice.
- Certes. Concéda Charles. Mais enfin nous voulons être auprès de notre fils pour voir grandir notre premier petit fils. Celui qui perpétuera le nom de Dove.
- Oh … Eliza serait-elle ?
- Non. Soupira Alice. C’est également pour cela que nous y allons.
- Presque un an de mariage et toujours pas d’héritier. Pesta Charles.
- Il faut reconnaître que la mariée était bien jeune… Ne put s’empêcher de faire remarquer Weatherby. Seize ans alors que Michael en a trente.
- Vous-même n’étiez pas si jeune lorsque vous avez demandé la main de notre fille de vingt ans mon cher gendre. Répondit Charles.
- Il me semble d’ailleurs que la différence d’âge entre Anne et vous était plus importante qu’entre Eliza et Michael. » Persifla Alice.
Weatherby soupira légèrement et se tourna vers son beau-père, souhaitant éviter le conflit qui menaçait.
« Comptez-vous vous y installer définitivement ?
- Nous verrons. Nous aimerions au moins rester jusqu’à la naissance de notre petit fils. Du moins si Alice supporte le climat de ce pays de sauvages. »
Elizabeth, les yeux pleins de curiosité, écoutait la conversation, enviant secrètement ses grands-parents qui partaient ainsi à l’aventure et qui allaient devoir passer plusieurs semaines en mer pour rejoindre les Indes.
« Bien sur nous regrettons de ne pas voir notre petite Elizabeth devenir une jeune fille. Précisa Alice qui coula un regard vers la petite fille qui les observait toujours sans mot dire.
- J’ose espérer que vous saurez lui choisir un mari digne de ce nom mon cher gendre. Poursuivit Charles. Il y a beaucoup de jeunes hommes prometteurs dans le Londres d’aujourd’hui.
- Nous avons encore le temps pour cela. Trancha Weatherby. Dois-je vous rappeler qu’Elizabeth a à peine onze ans ? Du reste rien ne permet d’affirmer qu’Elizabeth et moi serons encore à Londres lorsque ma fille sera en âge de se marier. »
Charles ne put retenir un petit rire à cette affirmation tandis que les yeux d’Alice pétillaient d’amusement.
« Allons mon cher Weatherby, nous savons tous trois que Londres est l’endroit le plus indiqué pour vous. Vous n’êtes pas un homme d’aventures ou de contrées lointaines. C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles j’avais accepté que vous épousiez ma chère Anne. Avec un mari tel que vous, j’étais assuré de ne pas voir ma fille partir au loin. Déclara Charles Dove.
- Si seulement nous avions pu prévoir, qu’autre chose nous priverait définitivement de notre chère Anne. » Renifla Alice, les yeux remplis de larmes.
Elizabeth rougit brièvement et baissa la tête, se sentant soudainement responsable du chagrin de ses grands-parents tandis que Weatherby leur répondait avec agacement.
« Rien ne dit que Sa Majesté ne me confiera pas de plus hautes fonctions. Pourquoi pas Gouverneur d ‘une de nos possessions ? »
Alice et Charles échangèrent un nouveau sourire avant de se tourner vers Weatherby.
« Allons mon ami, vous introduirez notre chère Elizabeth dans la bonne société de Londres cela ne fait aucun doute. Annonça Charles tandis qu’Elizabeth, surprise, constatait que le visage de son père commençait à se marbrer de rouge, signe qu’il perdait patience.
- Puisque vous n’avez pas voulu offrir une maman à cette enfant. Soupira Alice en songeant aux avances régulières des jeunes filles que Weatherby repoussait sans pitié.
- Elizabeth et moi nous ne voulons pas d’une remplaçante pour Anne. Déclara sèchement Weatherby. Je pensais qu’étant les parents de ma femme vous pourriez comprendre que nous l’estimions irremplaçable. »
Alice se décomposa à ces mots et Charles fusilla Weatherby du regard.
« Bien sûr qu’elle l’est. Mais nous devons penser aux vivants, à Elizabeth qui n’aura que vous pour la guider à la Cour. Et nous avons une nouvelle fille à présent. Cette chère Eliza que Michael a épousé nous donne satisfaction en tout point. Quel dommage qu’Elizabeth ne puisse bénéficier de son exemple. Soupira Charles
- Pour épouser un homme âgé de plus de dix ans qu’elle lorsqu’elle aura ses seize ans ? Railla Weatherby. Je vous remercie mais ce n’est pas le genre d’exemple que je souhaite donner à ma fille. »
Alice fronça les sourcils et fixa Weatherby.
« Enfin mon ami, il faudra bien qu’Elizabeth se marie. Vous devez dès à présent réfléchir sur un époux qui pourrait lui convenir.
- Choisissez quelqu’un d’énergique. Conseilla Charles. Un homme qui sait faire preuve d’autorité et se faire obéir. Autant Anne avait assez de sens commun et de respect des convenances pour prendre les bonnes décisions et savoir inconsciemment ce que l’on attendait d’elle autant Elizabeth semble indisciplinée. »
Le père comme la fille rougirent brutalement, le regard de Weatherby perdit sa placidité habituelle et se posa sur son beau-père avec rancœur.
« J’ignorais que vous avez une telle opinion de moi Mr Dove sans parler de votre petite fille.
- Allons mon ami. Cela ne remet pas en cause l’affection que nous éprouvons à votre égard et à celui de notre petite Elizabeth. Dit Alice d’une voix calme. Mais il est certain que cette enfant a besoin d’obéissance et de règles. »
Elizabeth se mordit la lèvre, elle se tourna vivement vers son père tandis que sa grand-mère se penchait vers elle.
« Tu verras Elizabeth. Tu auras une vie parfaite lorsque tu seras mariée. Ton époux sera à n’en pas douter noble et tu n’auras pas de questions à te poser, aucun soucis, hormis de connaître la couleur de la robe que tu porteras aux réceptions. »
Alice prit le menton d’Elizabeth dans ses mains et la força à la regarder.
« Tu as de forts beaux yeux Elizabeth. Et ton visage n’est pas désagréable à regarder si on oublie ces tâches de rousseurs bien sûr. Avec ta dot et un tel visage tu peux espérer épouser un Duc ou un Comte. Estima Alice. Du moins si tu fais plus d’efforts pour te tenir correctement. »
Elizabeth regarda sa grand-mère, anéantie de voir que ses grands-parents semblaient déjà avoir décidé de sa vie toute entière.
« Et si je ne veux pas me marier ? Demanda-t-elle.
- Enfin Elizabeth c’est ton devoir ! S’exclama Alice.
- Mais si je ne veux pas ? Insista Elizabeth. Si je veux devenir pirate à la place ?
- Grand dieu ! S’exclama Alice en signant.
- Elizabeth ! S’écria Weatherby au même moment.
- Quand je disais que vous deviez trouver un mari au plus vite à cette enfant. Déclara calmement Charles. Un homme qui saura lui ôter toutes ces idées fantaisistes de la tête. »
Sentant qu’elle avait dit une bêtise, Elizabeth se tourna vers sa grand-mère et lui fit une légère révérence.
« Je plaisantais Grand-Mère. Dit-elle en baissant la tête pour cacher son sourire.
- Vous voyez c’est-ce que je disais Weatherby, Elizabeth doit apprendre à se tenir correctement. » Déclara sentencieusement Alice.
Weatherby ne répondit pas il observa Elizabeth, loin d’être convaincu que la dernière affirmation de sa fille était une plaisanterie. Il accueillit donc avec soulagement l’annonce par le domestique de l’imminence du déjeuner et ce d’autant plus que la dernière remarque d’Elizabeth ainsi que les observations de ses grands-parents tant sur son éducation que sur la personnalité de son père avaient jeté un froid sur le repas qui était pourtant censé être un repas d’adieu avant le départ des Dove pour les Indes. Ce dernier se déroula donc dans l’ambiance compassée et tendue qu’Elizabeth avait tellement redoutée.
Finalement, la situation se détendit pour le dessert et les adieux se firent dans les larmes d’Alice qui serra sa petite fille contre elle et fit promettre à Elizabeth de ne pas les oublier et de bien se tenir en société. Bien entendu, tous promirent de se revoir très bientôt, évoquèrent des voyages lointains et des retrouvailles prochaines, mais tous, y compris Elizabeth malgré son jeune âge, savaient que ces retrouvailles n’auraient jamais lieu, les Dove partaient pour les Indes lointaines où Weatherby n’avait aucune intention de se rendre.
Elizabeth regarda ses grands-parents partir avec un peu d’envie et songea au merveilleux voyage que ces derniers allaient entreprendre et qui les emmènerait sur les flots dont parlaient ses livres de pirates tandis que Weatherby coulait un regard inquiet dans sa direction, la déclaration d’Elizabeth sur les pirates encore bien présente dans son esprit. La petite fille lui lança un regard prudent et Weatherby soupira.
« A quoi penses-tu ?
- Je me disais qu’il était bien dommage que tout le monde voyage sauf nous… » Soupira la petite fille.
A ces mots, Weatherby se crispa légèrement et repensa au discours tenu par son beau père, qui lui avait clairement montré l’opinion que ce dernier avait de lui, le tenant visiblement pour un pleutre et un homme peu aventureux. Et voilà qu’il lisait dans le regard de sa fille la même déception et le même jugement que dans celui de son beau-père. Or ce qu’il pouvait supporter tout en le trouvant insultant de la part de Mr Dove, Weatherby le tolérait moins dans le regard de sa fille. Avec un soupir fatigué, Weatherby entoura les épaules d’Elizabeth de son bras et lui sourit tristement.
« Rentrons Elizabeth… Il commence à faire froid.
- Oui papa. » Répondit Elizabeth avec une petite moue déçue.
Tout en accompagnant sa fille pour une fois silencieuse, dans le salon, Weatherby songea au poste de Gouverneur de Port Royal dont la vacation faisait grand bruit à la cour ces derniers temps. Peut être que ce serait une bonne idée de faire savoir au Roi qu’il était intéressé. Il jeta un petit coup d’œil en direction d’Elizabeth, qui sagement assise, semblait plongée dans ses pensées. Oui, se dit-il, un changement de décor ferait le plus grand bien à sa fille et rabattrait le caquet de son beau-père qui le tenait visiblement en piètre estime.
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